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Carnet de recherche #2 / Ecouter le jeu, jouer l'écoute : esthétique croisée du jeu vidéo et de la musique.

  • Photo du rédacteur: Hugo Angel
    Hugo Angel
  • 7 nov.
  • 7 min de lecture

Long time no see ! Mon dernier billet date du 20 février, et j'y annonce mon admission en doctorat à l'Université de Montréal.

Et bien j'y suis, et le travail commence. Première étape : une modification en profondeur de mon sujet de thèse. D'un projet centré sur un corpus (Hellblade : Senua's Sacrifice), je passe à un projet plus conceptuel, qui souhaite interroger l'écoute du jeu vidéo dans sa globalité, et surtout, la croiser avec l'écoute de la musique, dans la droite lignée de mes travaux de master.

Il n'y a plus qu'à !


Nuage de mots des notions essentielles du projet

Ce projet a pour objet l’étude de l’expérience de l’écoute vidéoludique, dans un rapport interdisciplinaire avec l’écoute de la musique. Il a pour ambition de renouveler la pensée de l’écoute du jeu vidéo par l’écoute musicale, et inversement.

 

Problématique


En prenant appui sur la terminologie de Schaeffer (1966), ce projet explorera l’activité de l’oreille confrontée au jeu vidéo. Il questionnera en priorité son entendre et son écouter. Entendre, c’est configurer et organiser le fond sonore pour le qualifier. Je me demanderai alors ce que le joueur qui écoute organise, et comment il l’organise. L’écouter, c’est la visée de cette audition, qui prend le son comme un indice, trace d’un passé, d’une matérialité ou d’un évènement. Une fois le fond sonore organisé, qu’est-ce qui est visé par l’audition du jeu vidéo ? Ces analyses permettront de créer une représentation de l’écoute du joueur, pour mieux décrire ses objectifs et ses implications.

Dans un second temps, le projet posera la question de ce que l’écoute du jeu vidéo peut apprendre de l’écoute musicale. Dans mon mémoire de master (Angel, 2021), réalisé à l’Université Toulouse 2 Jean Jaurès, je décrivais, par l’étude du travail du compositeur Francis Poulenc, une écoute rhizomique (Deleuze et Guattari, 1980) : réalisée dans un espace intertextuel (Genette, 1982; Kristeva, 1969) en ce qu’elle relie des œuvres et des expériences multiples ; dynamique, courageuse – acceptant la nouveauté, faisant le pari de l’oubli et de l’abandon pour aller vers une expérience nouvelle – et en mouvement perpétuel, suivant les connexions et reconnexions qu’effectue celui ou celle qui écoute (Kierkegaard, 1843; Viallaneix, 1990). De plus, je faisais le constat que cette écoute, en visant l’acte de création – lui-même décrit comme rhizomique – créait un lien entre l’auditeur et le compositeur, une solidarité permettant l’émergence d’une expérience esthétique commune.

Mon travail de thèse tracera alors une ligne transversale entre écoute de la musique et écoute du jeu vidéo, et utilisera, comme outil principal de l’analyse du jeu vidéo, cette écoute rhizomique développée dans mon mémoire, pour proposer une nouvelle approche de l’écoute vidéoludique.

Ces travaux sur l’écoute s’articuleront avec des recherches sur le jeu et sa nature fictionnelle (Walton, 1990) et liminale (Turner, 1977). Il sera ainsi considéré comme un monde entre deux, une aire intermédiaire d’expérience (Winnicott, 1971), un passage vers, dans lequel se déroule l’acte de jouer. Cette représentation du jeu permettra de poser la question de la place du joueur et de son écoute dans l’espace ludique et l’action de jouer, et l’espace du jeu – que Huizinga (1938) puis Salen et Zimmerman (2004) nomment cercle magique. J’émets alors l’hypothèse que pour répondre à cette question, l’écoute rhizomique peut être un outil novateur, et permettre une description renouvelée de l’expérience sensible de l’écoute du jeu vidéo. De plus, dans le contexte de l’industrie vidéoludique, concurrentielle et parfois déshumanisante, elle permettra de théoriser l’émergence de la même solidarité que j’ai décrit plus tôt. Créateur et joueur seront encouragés à prendre chacun conscience de l’expérience de l’autre dans un rapport éthique, un souci d’autrui.

En miroir de ce questionnement, ma recherche se prolongera par un retour vers la musique : qu’est-ce que le jeu vidéo peut apprendre à la musique et à son écoute ? J’étudierai alors la capacité de l’écoute musicale à développer une jouabilité. Dans cette perspective, je dépasserai mes recherches en musique précédemment citées : l’espace d’écoute rhizomique deviendra un espace ludique. Je poserai alors la question suivante : dans cet espace d’écoute, l’auditeur peut-il passer d’un engagement vital kierkegaardien, à une participation ludique et devenir ainsi un auditeur-joueur (dans la droite lignée de l’auditeur-artiste que Glenn Gould appelait de ses vœux, voir Gould et Monsaingeon, 1983) ?

 

Cadre conceptuel et méthodologie


En plus de s’inscrire dans la continuité de mon travail préliminaire en musicologie, ce travail prendra comme cadre général les études du play (Henriot 1969, 1989; Perron, 2013; Triclot 2017), c’est-à-dire les approches centrées sur l’acte de jeu du joueur, plutôt que sur l’objet et la forme jeu. Dans cette optique, il s’inscrira dans un référentiel humaniste (Maslow, 1943) : l’humain sera pris comme pivot de la pensée, dans une vision optimiste, le considérant comme un sujet capable et agissant, créant sa propre expérience. Enfin, il se voudra d’inspiration autoethnographique (Heider, 1975) et laissera ainsi la place à l’émergence et l’expression d’une subjectivité (Nagel, 1974) découlant de ma propre expérience de joueur, sound designer, musicien, et sujet écoutant. Cette subjectivité sera utilisée comme un outil permettant une compréhension plus large des phénomènes esthétiques se déroulant dans le jeu vidéo et la musique.

La méthode employée sera fondamentalement interdisciplinaire, approche correspondant à la nature même du médium jeu vidéo (Perron et Wolf, 2009), et permettant son croisement avec la musique. Elle se voudra également rhizomique, c’est-à-dire dans une liberté expérimentale absolue, confrontant des données, théories et pratiques variées : philosophie, psychologie, cinéma, anthropologie et musicologie. Ceci permettra la réalisation de ce que Barthes (1984) nomme – en parlant du texte écrit – une « pluralité stéréographique » : une combinaison d’observations hétérogènes et multiples, configurant en profondeur l’espace d’une théorie de l’écoute.

 

Potentiel de contribution à l’avancement des connaissances et des pratiques


        Ce projet aura pour première retombée l’ouverture de nouvelles voies d’examen du son dans le jeu vidéo. Si de nombreux chercheurs ont travaillé à déterminer les formes et fonctions du son vidéoludique (Collins, 2008, 2013, 2020; Jorgensen, 2009 , 2017), à fixer son histoire en tant qu’objet technique et technologique (Collins, 2008; Kamp, Summers et Sweeney, 2016, Rebillard, 2023), le rôle du joueur et de son écoute n’est jamais réellement interrogé, alors que cette dernière est une voie d’accès à l’acte de création (Meyer, 2025), un acte de création en elle-même (Gervais, 2024), et que c’est bien le joueur qui façonne son expérience du jeu et l’auditeur qui façonne son expérience de l’écoute (Cardinal, 2018; Roux Girard, 2014).

          En prolongement, ce projet pourra avoir des applications très positives sur l’industrie vidéoludique. Il permettra d’ajouter un point de vue nouveau à la stéréographie de la compréhension de l’expérience des joueurs, et ainsi de renouveler les pratiques en sound design et en développement de jeu vidéo, notamment dans un souci de care (Gilligan, 1982), et d’accessibilité (IGDA, 2004). Il placera le joueur au centre des pratiques de jeu et de design, non plus selon un prisme mercantile et commercial, mais bien dans le cadre de préoccupations éthiques et politiques. Le joueur sera mis à égalité avec le développeur, qui sera encouragé à le voir comme un allié dans la conception, avec qui il peut co-construire le jeu. L’humain et le rapport interpersonnel seront érigés en valeurs cardinales (dans la solidarité et la prise de conscience éthique créée par l’écoute), dans une industrie meurtrie par les conditions de travail détériorées, telles que le crunch et le management toxique (voir par exemple Montembeault, 2025; Schreier, 2017) et les pratiques commerciales mensongères et délétères (voir par exemple, sur les pratiques de l’entreprise Epic Games : Stroili, 2025).


Bibliographie

 

Angel, H. (2021). La reprise dans l’oeuvre de Francis Poulenc [mémoire de master, Toulouse 2 Jean Jaurès]. DUMAS. https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-04086327

Barthes, R. (2015). Le bruissement de la langue. Éditions du Seuil.

Cardinal, S. (2018). Profondeurs de l’écoute et espaces du son : Cinéma, radio, musique. Presses universitaires de Strasbourg. https://doi.org/10.4000/books.pus.545

Collins, K. (2008a). From Pac-Man to pop music : Interactive audio in games and new media. Asghate.

Collins, K. (2008b). Game sound : An introduction to the history, theory, and practice of video game music and sound design. MIT Press.

Collins, K. (2013). Playing with sound : A theory of interacting with sound and music in video games. The MIT Press.

Collins, K. (2020). Studying sound : A theory and practice of sound design. The MIT Press.

Deleuze, G., & Guattari, F. (1980). Mille plateaux. Éditions de minuit.

Genette, G. (1982). Palimpsestes la littérature au second degré. Editions du Seuil.

Gervais, S. (2024). Explorations théoriques et pratiques d’un monteur sonore devenu personnage conceptuel [thèse de doctorat, Université de Montréal]. Papyrus. https://umontreal.scholaris.ca/items/35db40e8-9d6a-4ad5-8963-02e83540d360

Gilligan, C. (1993). In a different voice: Psychological theory and women’s development. Harvard University Press.

Gould, G., & Monsaingeon, B. (1983). Le dernier puritain : Ecrits (Vol. 1). Fayard.

Heider, K. G. (1975). What Do People Do? Dani Auto-Ethnography. Journal of Anthropological Research, 31(1), 3‑17. https://doi.org/10.1086/jar.31.1.3629504

Henriot, J. (1969). Le Jeu. Presses Universitaires de France

Henriot, J. (1989). Sous couleur de jouer : La métaphore ludique. J. Corti.

Huizinga, J. (1988). Homo ludens : Essai sur la fonction sociale du jeu. Gallimard.

IGDA. (2004). Quality of Life in the Game Industry: Challenges and Best Practices. IGDA. https://igda.org/resources-archive/quality-of-life-in-the-game-industry-challenges-and-best-practices-2004/

Jørgensen, K. (2009). A comprehensive study of sound in computer games : How audio affects player action. Edwin Mellen Press.

Jørgensen, K. (2017). Emphatic and Ecological Sounds in Gameworld Interfaces. In M. Mera, R. Sadoff, & B. Winters (Éds.), The Routledge Companion to Screen Music and Sound (1re éd., p. 72‑84). Routledge. https://doi.org/10.4324/9781315681047-7

Kamp, M., Summers, T., & Sweeney, M. (Éds.). (2016). Ludomusicology: Approaches to video game music. Equinox Publishing.

Kierkegaard, S. (1990). La reprise (N. Viallaneix, Éd.). Flammarion.

Kristeva, J. (1969). Semeiotike : Recherches pour une sémanalyse. Éditions du Seuil.

Maslow, A. H. (1943). A theory of human motivation. Psychological Review, 50 (4), 370‑396. https://doi.org/10.1037/h0054346

Meyer, C. (2025). Étudier le design sonore vidéoludique par l’écoute. Propositions théoriques et méthodologiques sur la relation entre design et écritures sonores vidéoludiques. Nouveaux cahiers de Marge, 10. https://doi.org/10.35562/marge.1249

Montembeault, H. (2025). Sur les traces de la culture matérielle du glitch. Nouveaux cahiers de Marge, 9. https://doi.org/10.35562/marge.1064

Nagel, T. (1974). What Is It Like to Be a Bat? The Philosophical Review, 83(4), 435. https://doi.org/10.2307/2183914

Perron, B., & Wolf, M. J. P. (Éds.). (2009). The video game theory reader 2. Routledge.

Perron, B. (2013). L’attitude ludique de Jacques Henriot. Sciences du jeu, 1. https://doi.org/10.4000/sdj.216

Rebillard, F. (2023). Sonore et ludique : Analyses à plusieurs voix. Presses universitaires de Liège, Liège, Belgium. https://orbi.uliege.be/handle/2268/321323

Roux-Girard, G. (2014). Sound and the Videoludic Experience. In K. Collins, B. Kapralos, & H. Tessler (Éds.), The Oxford Handbook of Interactive Audio. Oxford University Press.

Salen, K., & Zimmerman, E. (2004). Rules of play: Game design fundamentals. MIT Press.

Schaeffer, P. (1966). Traité des objets musicaux essai interdisciplines. Éditions du Seuil.

Schreier, J. (2017). Blood, sweat, and pixels: The triumphant, turbulent stories behind how video games are made (First edition). Harper Paperbacks.

Stroili, M. (2025). Epic Games ('Fortnite’) : Le studio une nouvelle fois poursuivi pour « pratiques commerciales trompeuses » - RTBF Actus. RTBF. Consulté 10 septembre 2025. https://www.rtbf.be/article/epic-games-fortnite-le-studio-une-nouvelle-fois-poursuivi-pour-pratiques-commerciales-trompeuses-11515405

Triclot, M. (2017). Philosophie des jeux vidéo. La Découverte.

Turner, V. W. (1977). The ritual process: Structure and anti-structure. Cornell University Press.

Walton, K. L. (1990). Mimesis as make-believe: On the foundations of the representational arts. Harvard University Press.

Winnicott, D. (2002). Jeu et réalité : L’espace potentiel. Gallimard.

 

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