Mon mémoire trois ans plus tard : Poulenc, en corps.
- Hugo Angel
- 13 juin 2024
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 6 juil. 2024
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En septembre 2021, je soutenais mon mémoire et obtenais mon master en musicologie. Titré « La Reprise dans l’œuvre de Francis Poulenc », ce travail avait pour but la production d’une nouvelle grille de lecture de l’œuvre du compositeur français, prenant comme point de départ son habitude assumée de réutiliser du matériau musical dans plusieurs pièces.
Après une première analyse centrée sur les partitions du compositeur et prouvant la réalité du phénomène, j’ai observé cette pratique au prisme de méthodes et concepts empruntées à la sémiotique et à la philosophie.
J’ai ainsi nommé cette pratique d’après la notion de Reprise développée par le philosophe danois Soren Kierkegaard, dans son œuvre du même nom (1). Je posais ainsi le premier jalon d’une lecture ontologique et existentielle du phénomène étudié, dépassant la simple pratique compositionnelle, pour s’aventurer sur le terrain de l’expérience sensible et humaine.
J’ai ensuite utilisé les travaux de Genette et Kristeva sur l’intertextualité (2), ceux de Deleuze et Guattari sur le rhizome et les notions de devenir et de territoire (3), et enfin les écrits de Bakthine sur le dialogisme (4).
En cheminant au travers de ces travaux, en confrontant les écrits et concept les uns aux autres, j’ai pu tirer une grille de lecture s’étendant du versant poiétique au versant esthésique, avec la dynamique comme principe fondamentale.
Telle était la conclusion de mon travail : de la composition à l’écoute, l’œuvre de Poulenc pouvait s’observer comme un objet discursif, un processus fondamentalement dynamique et vivant, permettant au compositeur et à l’auditeur de vivre une expérience sensible riche.
Ce mémoire fut soutenu devant un jury composé de Michel Lehmann, Florence Mouchet et Jesus Aguila. De ce jour, je garde encore une grande fierté et un souvenir ému. J’ai cependant beaucoup avancé depuis, et ai été amené à réfléchir à nouveau sur mon travail, le sujet que j’avais abordé, et sa portée. Je me suis demandé ce qu’il restait de mon mémoire, presque trois ans plus tard. Comment puis-je aujourd’hui penser l’œuvre de Francis Poulenc et son écoute ?
La journée d’étude « L’Archive en corps », organisée le 17 mai 2024 par l’école doctorale Allph@ fut un tournant dans cette nouvelle étape de ma réflexion.
Dans sa communication d’introduction à cette journée, le chercheur québecois Serge Cardinal a longuement discuté la notion de corps : quel était ce corps dont parlait le titre ? Quel était ce corps dans lequel se trouvait l’archive ? Ce corps mémoire, ce corps vivant qui perçoit (5).
Un peu plus tard, il délivra cette notion bouleversante : percevoir une œuvre, c’est devenir le corps que l’œuvre attend de soi. Elle m’a attrapé au vol, et m’a fait me poser la question du corps, que j’ai rapidement reliée à mon travail de master.
La notion de corps est en effet une grande absente de mon mémoire : j’y évoque la perception, l’écoute, et l’auditeur, mais jamais la plateforme par laquelle cet auditeur réalise cette écoute et cette perception. Dans cette liste, le corps doit trouver sa place.
J’ai à l’époque pensé une écoute somme toute désincarnée, et suis peut-être tombé dans l’écueil que Kierkegaard (et moi-même en épigone) reprochait à Hegel : celui du faux mouvement dialectique, pure invention sans substance de l’esprit.
Comme le décrit Nelly Viallaneix dans l’appareil critique de La Reprise, Kierkegaard appelle de ses vœux un mouvement réel, vital et volontaire, fondamentalement présent au monde :
La reprise a, en effet, les deux pieds bien plantés dans la vie effective. Elle a « la certitude de l’instant » présent. […]. Elle a la « réalité et le sérieux de la vraie vie. D’où ses conditions de possibilité. Point de reprise pour qui « s’évade hors de la vie », afin de se réfugier dans l’imaginaire ou l’abstrait. (6)
Ce mouvement doit être celui de la volonté, qui se voit émue, au sens étymologique du terme, par l’éruption d’une altérité.
Le siège de la volonté est bien l’esprit, la pensée. Et comme l’a rappelé Pascal Gaillard dans sa communication « Catégorisation et archives de la perception auditive » (7), la pensée est un acte du cerveau, des neurones, et donc du corps (car la pensée siège dans le cerveau, et le cerveau fait partie du corps).
Ce mouvement de la volonté est donc bien un mouvement du corps, et le penser sans penser le corps, c’est peut-être là manquer une partie de la réflexion. La boucle se boucle et nous en revenons à cette phrase si bouleversante de Serge Cardinal : être le corps que l’œuvre attend de soi.
Je me demande aujourd’hui alors : quel corps doit-on devenir, comment doit on se reconfigurer, pour devenir le corps que l’œuvre de Poulenc, que j’ai décrit comme fondamentalement dynamique et vivante, attend de nous ?
Au vu de mes recherches, une première réponse est facile à formuler : pour écouter une œuvre dynamique, il faut être corps dynamique. Corps vivant et en mouvement, et qui finalement, se reconfigure perpétuellement. Peut-être oserais je dire : corps rhizomique. Un corps en ligne et non en point, un corps qui bouge, et se bouge, reconfigure et se reconfigure. Constitué de plateau et avançant lui-même de plateaux en plateaux.
Un corps multiple, un corps en devenir, toujours à N-1. Jamais arrivé au bout. Un corps qui vient de et tend vers. Vers quoi ? Toujours plus de dynamique et de nouveauté. Toujours plus de découverte et d’expérimentation.
J’imagine alors une écoute de Poulenc foncièrement physique, éprouvante et émouvante, tendant vers l’épuisement, mais d’un épuisement heureux et exalté. Un épuisement sensible plus que physique. C’est en tout cas l’expérience que j’ai de cette oeuvre.
Poulenc lui-même passait par le corps pour composer. Hervé Lacombe nous rappelle, dans ses travaux, que Poulenc ne composait qu’en se servant du piano, pour entendre et éprouver ses thèmes : « Je ne peux composer que sur des idées, sur des thèmes que j’ai éprouvés. » (8)
Ou encore :
« Eh bien, oui, reconnaît-il, j’ai besoin de piano. Tantôt comme excitant sonore, tantôt comme instrument de contrôle. » Un motif peut venir à l’esprit lors d’une promenade, toujours il lui faudra passer par son instrument : « J’ai besoin, ensuite, d’entendre ce que j’ai imaginé. C’est alors que le piano intervient. » (9)
Dans la même idée, à propos du Concert Champêtre, le compositeur disait au peintre Richard Chanlaire : « Il s’agit du meilleur de moi-même. Ce sont mes larmes, mes joies, mon propre sang, ma vraie chair que j’ai mis dans ce Concerto. » (10) Difficile de faire plus physique.
Une dernière réflexion me semble digne d’être partagée. Du rhizome, François Zourabichvili nous dit qu’il est avant tout une philosophie qui érige l’expérimentation en principe premier (11). Penser en rhizome, c’est expérimenter, tenter, tester.
Lors de la même journée d’étude (toujours elle), Muriel Plana, dans son hommage à la chercheuse Emma Viguier, rappelle le merveilleux concept de corps-laboratoire forgé par cette dernière. Elle décrit ainsi le corps de l’artiste chercheuse comme suit :
Ce corps à l’œuvre/en œuvre est aussi ce qui permet l’ébranlement des frontières traditionnellement établies entre le faire et le penser, entre le corps et l’esprit, le sensible et l’intelligible, l’art et la science, comme toutes les hiérarchisations.[…] Puisque le réel est instable, multiple, signifiant et sensible, en perpétuel mouvement – comme la vie –, en adoptant cette (dés-)identité, qui est aussi un positionnement, l’artiste-chercheur·euse se fait nomade pour mieux enrôler les identités déprises, plurielles, provisoires, à la fois une et plus d’une. C’est le laboratoire du corps et des identités de l’artiste-chercheur·euse, toujours in process, qui se déploie en création et en recherche bien vivantes. (12)
Peut-être un corps rhizomique peut-il prendre la forme de ce corps-laboratoire. Le corps lui-même n’est plus seulement l'outil de la perception, mais un lieu d’expérimentation et production de savoir.
Voilà comment je pense penser l’écoute de Poulenc aujourd’hui : une expérience du corps, intense et unique, qui ne se réduit pas l’absorption passive de la musique, mais qui est un moment de grande volonté, d’expérimentation émue et résolue, lors duquel le corps se reconfigure et se réinvente, pour réinventer la musique elle-même. Une expérience qui exige un engagement de l'être tout entier. Engagement esthétique, moral, ontologique, pour se mettre en mouvement, se recomposer, dans un acte poiétique de soi.
C’est ce corps, selon moi, que l’œuvre de Poulenc attend de nous, le corps laboratoire qui expérimente et vit.
Le corps qui fait corps avec l’œuvre, et peut-être même œuvre avec le corps.
1 KIERKEGAARD, Søren, La Reprise / Un essai de psychologie : expériences par Constantin Constantius, Traduction, introduction, dossier et notes par Nelly Viallaneix, Paris, Flammarion, 1990. (Gentagelsen. Et Forsøg i den experimenterende Psychologi af Constantin Constantius, Danemark, C.A. Reitzel’s, 1843).
2 GENETTE, Gérard, Palimpsestes / La littérature au second degré, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1982.
GENETTE, Gérard, Figures IV, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1999.
KRISTEVA, Julia, Semeiotikê, Paris, Seuil, coll. « Points », 1969.
3 DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix, Capitalisme et schizophrénie 2/ Mille Plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1980.
4 BAKTHINE, Mikhaïl, La poétique de Dostoïevski, Paris, Seuil, 1970. (1re ed. Проблемы позтики Достоевского, 1929)
5 CARDINAL, Serge, Décrire jusqu’à l’épuisement : le corps de l’interprétation. A propos d’une épellation mimétique de A Lot of Sorrow (Ragnar Kjartansson, 2013-2014) [Communication orale] in « L’Archives en Corps », Toulouse, 17 mai 2024.
6 VIALLANEIX, Nelly, « Introduction » in KIERKEGAARD, Søren, La Reprise / Un essai de psychologie : expériences par Constantin Constantius, Traduction, introduction, dossier et notes par Nelly Viallaneix, Paris, Flammarion, 1990. (Gentagelsen. Et Forsøg i den experimenterende Psychologi af Constantin Constantius Danemark, C.A. Reitzel’s, 1843). Rajouter le numéro de la page
7 GAILLARD, Pascal, Catégorisations et archives de la perception auditive, [Communication orale] in « L’Archive en corps », Toulouse, 17 mai 2024.
8 Cité in LACOMBE, Hervé, « L’idée et la façon : composer selon Francis Poulenc » in KAYAS, Lucie, LACOMBE, Hervé (éds.) Du langage au style / Singularités de Francis Poulenc, 2013, CNSMDP ; Paris, Société française de musicologie, 2016, p.15.
9 LACOMBE, Hervé, « L’idée et la façon : composer selon Francis Poulenc » in KAYAS, Lucie, LACOMBE, Hervé (éds.) Du langage au style / Singularités de Francis Poulenc, 2013, CNSMDP ; Paris, Société française de musicologie, 2016, p.37.
10 Cité in LACOMBE, Hervé, Francis Poulenc, Paris, Fayard, 2013, p.331.
11 ZOURABICHVILI, Francois, Le Vocabulaire de Deleuze, Ellipse, Paris, coll. « Vocabulaire de », 2003.
12 VIGUIER, Emma. « Le corps laboratoire de l’artiste-chercheur·euse. Pour une recherche-création incarnée » in Identités de l’artiste, édité par Muriel Plana et Frédéric Sounac, Éditions universitaires de Dijon, 2021, https://doi.org/10.4000/books.eud.4303.
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