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Un Son #1 / L’attaque des Bloodworms de The Callisto Protocol : un signe.

  • Photo du rédacteur: Hugo Angel
    Hugo Angel
  • 21 juil. 2024
  • 10 min de lecture

Dernière mise à jour : 28 juil. 2024


"Un Son" est une chronique que j'aimerais rendre régulière, dans laquelle je consacrerai chaque article à un son en particulier, qui m'aura marqué par son originalité, sa technicité ou son esthétique. N'hésitez pas à me suggérer des cas d'études en commentaire, ou à faire des retours sur la chronique en elle-même !



Callisto Protocol est sorti en 2022. Il est le premier jeu du studio Striking Distance, fondé en 2019 par Glen Schofield, co-créateur de la saga maintenant culte Dead Space (Visceral Games). Mettant en scène les comédiens Josh Duhamel (Transformers) et Karen Fukuhara (Suicide Squad, The Boys), il nous plonge en 2320, dans un futur dans lequel l’humanité a colonisé le système solaire, et notamment deux des satellites de Jupiter, Europe et Callisto.

Jacob (Duhamel) est un transporteur travaillant pour l’UJC (United Jupiter Company). Après avoir quitté Callisto pour une livraison vers Europe, son vaisseau est attaqué par Dani (Fukuhara), leader du groupe terroriste Outer Way. Suite à l’attaque, le vaisseau s’écrase sur Callisto, et Jacob et Dani sont immédiatement incarcérés, sans aucune raison, à Black Iron, une gigantesque prison. Peu de temps après leur arrivée, la prison est envahie par les Biophages, des humains infectés par un virus inconnu, les rendant difformes et ultra violents.


Attendu comme le successeur spirituel de Dead Space, et prévu par Schofield pour être “le jeu le plus effrayant sur les plateformes nouvelle génération (1)”, The Callisto Protocole est accueilli par des critiques très mitigées (69 sur Metacritic (2), évaluations moyennes sur Steam (3)) et des ventes décevantes (4), et sa sortie est entachée par des révélations sur les conditions de travail délétères des développeurs, soumis au crunch (5), et des licenciements, conséquences de la déception commerciale (6). Un an plus tard, Schofield lui-même qui le studio (7).


Les critiques et les joueurs reprochent notamment un manque d’innovation (8), de la répétitivité et une mauvaise gestion de la peur tout en reconnaissant de grandes qualités visuelles.


La DA sonore s’inscrit, sans surprise, dans une esthétique organique et horrifique, faisant la part belle à des sons gluants, liquides et visqueux, et comptant sur le bruit pour générer de la peur chez le joueur (9). Les combats sonnent punchy, brutaux, et le son s’accorde à la violence des images. Les bruits mécaniques des diverses machines du vaisseau sont également une composante importante de cette ambiance, et puisent notamment dans les aigus, avec des frictions et des rouages stridents, qui brouillent parfois la perception du joueur, et le mettent en situation de tension. La musique, dans la droite lignée des Dead Space, est composée principalement de drones, d’instruments à cordes distordus et saturés et de dissonances, et se trouve dans un espace liminal entre les sons d’ambiances et accompagnement musical (10). Elle est en permanence tendue et stressante (notamment grâce aux cordes). Elle devient plus pulsée  en situation de combat, et cherche alors à générer un sentiment d’urgence et de menace, pour souligner la brutalité et la dangerosité des combats, lors desquels quelques coups suffisent à tuer Jacob.

Une grande partie des sons a été conçue par l’utilisation d’un Apprehension Engine, un instrument composite spécialement créé pour le sound design d’horreur.



Il allie des éléments d’instruments à cordes frottées et pincées (manches de guitare et de violon, archet, roue de vielle), de percussions (touches métalliques), et de nombreuses parties métalliques faites pour être frappées et manipulées. Les sont peuvent être passés au travers de plugins, pour être déformés, et intégrés dans des DA sonores horrifiques (11).


Le son des Bloodworms


Dans toute ce marasme, un son en particulier a attiré mon attention, émis par les Bloodworms (ou Long-Necks). 

Plus précisément, il s’agit du son émis par le monstre juste avant d’attaquer, qui correspond à la sortie de la tête du “cocon”.



Il semble être un mélange de woosh et de guts (sons censés représenter les entrailles, souvent réalisés à partir d’enregistrements de fruits et légumes écrasés), donnant une sensation de vitesse au monstre, tout en soulignant son côté organique.


Le statut particulier de ce son tient à celui tout aussi particulier des Bloodworms dans le jeu : d’une part, ils attaquent bien souvent avant que le joueur ne les voit. D’autre part, il est impossible de les éviter. Chaque rencontre avec l’un d’eux conduit à un QTE lors duquel il faut marteler la touche d’action du clavier (E par défaut), pour poignarder l’ennemi jusqu’à ce qu’il lâche Jacob, sous peine d’être entraîné dans le cocon et dévoré. Ainsi, tout au long du jeu, le joueur développe une relation particulière avec ce son des Bloodworms, qui se déroule en trois phases.


Phase 1 : le signe et l’espoir.


L’émission d’un son par l’ennemi juste avant son attaque est une pratique courante des jeux vidéo incluant des mécaniques de combat (pas seulement des jeux d’horreur), et constitue ce que le game design nomme un signe. Marc Albinet, dans son ouvrage Concevoir un jeu vidéo, définit le signe comme suit : “La fonction du signe est de provoquer l’action en donnant au joueur une indication sur ce qu’il doit faire. [...] C’est un guide supposé aider le joueur dans sa prise de décision; une sorte de carte dynamique qui lui donne des indications sur la façon d’agir, à chaque fois que cela est possible ou nécessaire.[...] Un signe est un indicateur. (12)” 

Dans le cas d’un combat, l’indication donnée au joueur est l’imminence d’une attaque ennemie, qui lui commande alors d’esquiver ou de parer. Les joueurs ayant une pratique régulière de ce genre de mécaniques (qui constituent une bonne partie du public de The Callisto Protocol) sont rompus à la perception de ce signe et à la réaction qui en découle. Ainsi, lors de la première rencontre avec un Bloodworm (et avec le QTE qui s’ensuit), le joueur aguerri, ignorant que le QTE est inévitable (cela n'est jamais explicitement expliqué) pensera probablement que, s'il a été surpris par cette première attaque, il saura parer ou éviter les suivantes, notamment grâce au signe sonore. En lui naît l’espoir qu’il pourra apprendre et progresser, et que bientôt, les Bloodworms seront une menace mineure.


Phase 2 : l’agentivité (13) réduite et la frustration.


Cependant, après cette phase d’espoir vient la réalisation par le joueur que la possibilité d’éviter l’attaque est illusoire. Comme le dit le journaliste d’E-sport Christian Harrison : ”Vous ne verrez jamais celui-ci arriver, le monstre lançant sa tête et son long cou semblable à un serpent, depuis une cachette. Le monstre saisit le cou de sa victime et essaye de l’attirer à lui pour la tuer. Ces monstres attendent souvent qu’un humain s’aventure sur leur territoire, indétectable jusqu’à ce qu’ils s'élancent pour attraper le joueur. (14)”  

Si le son d’attaque du Bloodworm permet tout de même un minimum d’anticipation et de préparation (positionner sa main pour réaliser le QTE, se préparer mentalement…), il n’est pas le signe d’une agentivité maximale du joueur, qui ne peut que limiter la casse, et sera nécessairement mis en danger par l’attaque. Chaque rencontre avec la créature est un moment de stress, et oblige le joueur à voir la mort de près. De plus, l’horizon d’attente du joueur, notamment de celui rompu à l’exercice des jeux incluant des mécaniques de combat se trouve déçu : le signe, dont on s’attend à ce qu’il induise un comportement d’esquive ou de parade, ne permet en fait pas d’échapper à l’attaque du monstre.

Après l’espoir, vient donc la frustration, née de la réduction de l’agentivité du joueur, mais également de la privation d’un plaisir que le philosophe Mathieu Triclot décrit comme “une jouissance formidable qui puise aux sources de l’arcade, à un rapport à l’habileté, à la vitesse, au débordement de soi, quand la moindre erreur conduit à la défaite. (15)” Ce plaisir est donné par le jeu dans les confrontations avec les autres monstres (notamment grâce à la prépondérance de la mécanique d’esquive), lors desquels le joueur retrouve sa pleine agentivité. Le joueur ne peut ainsi esquiver et réaliser une séquence parfaite, dans laquelle le Bloodworm est maîtrisé et le risque d’échec réduit à quasi zéro. La créature a donc une place particulière, elle est un moment singulier du jeu, de réduction du pouvoir d’agir du joueur.


Phase 3 : la brutalité et la révolte.


Plusieurs questions surgissent alors : est-ce à dire que la confrontation avec les Bloodworms est dénuée de plaisir ? Qu’ils ne sont rien qu’un moment de frustration voire d’ennui ? Enfin, le son n'est-il pas un signe, un faux ami, un signe de rien ? Rien n’est moins sûr.

Tout d’abord, l’absence du plaisir décrit par Triclot laisse peut-être la place à un plaisir tout autre : celui d’une confrontation reposant non pas sur l’agilité du joueur, mais sur la force brute. Un plaisir animal, cathartique et frénétique, trouvé dans l’action de marteler la touche, en mimesis de l’action de poignarder le monstre. Ce plaisir n’est pas nouveau dans le contexte de The Callisto Protocol, où l’action de frapper les Biophages est délicieusement violente et gore. En outre, d’autres jeux reposent déjà sur ce principe. On peut par exemple penser à la batte de cricket de ZombiU (Ubisoft, 2012), au combat au poing de The Evil Within (Tango Gameworks, 2014), ou bien aux sagas Mortal Kombat (Midway, NetherRealm Studio) et Street Fighter (Capcom), qui convoquent également le plaisir de l’agilité.

Le son précédant l’attaque est bien un signe, mais qui n’induit pas la réponse initialement attendue dans ce type de situation. Alors qu’on envisageait en premier lieu la réponse agile (appelée par la mécanique d’esquive), matérialisée physiquement par le corps du joueur à la fois tendu, mais aussi calme, concentré, on assiste à une réponse plus brutale, où le corps se déchaîne, dans une furie combative. Lorsqu’il entend ce son, le joueur prépare son corps à un combat frénétique, sans aucune mesure, stratégie ou réflexion.


Enfin, il convient d’aborder la cible de cette force brute. Si le Bloodworm en est la destination première et évidente, en voyant plus loin, une deuxième cible se révèle : l’algorithme lui-même, le jeu et la machine dans leur matérialité et technicité. 

En privant le joueur d’une partie de sa liberté d’action, le jeu lui rappelle en effet une vérité essentielle, mais bien souvent oubliée : le joueur n’a de liberté que ce que l’algorithme (et par extension le développeur) lui accorde. L’agentivité du joueur ne se développe que dans les limites du code, de la machine, qui sont par essence non négociables. Et le Bloodworm, son QTE et son signe sonore nous le démontrent, et mettent ainsi en scène, le temps de l’action, le caractère algorithmique du jeu, sa condition de machine programmée et finalement sa matérialité. 

Ce phénomène  a été étudié par Steven Conway, qui le désigne comme la contraction du cercle magique (16) : lorsque le jeu, par la manipulation de ses paramètres, exclue temporairement le joueur de l’espace ludique (le cercle magique (17)), pour se révéler à lui comme objet technique, et non plus comme monde imaginaire. Dans le cas présent, le joueur n’est peut-être pas totalement exclu de l’action de jeu, car il garde une part d’agentivité et d’engagement dans l’action. Mais il n’y est plus totalement inclus, car le jeu lui rappelle qu’il n’y a qu’un seul maître à bord : le code et ses lignes impitoyables et non négociables.

Le joueur se retrouve alors en situation de combat contre la machine : puisqu’elle lui impose un carcan resserré, il la combattra avec d'autant plus de brutalité. Il jettera dans le combat tout ce qu’il a de plus bestial et irréfléchi. Pas de beauté, pas d’agilité, pas de perfection. Le joueur, en poignardant le Bloodworm lors d’un combat à mort, se révolte contre la machine et ses règles injustes.


D’écoute en écoute, le joueur passe d’un espoir frustré à une bestialité libérée, et finit par comprendre ce dont le son du Bloodworm est réellement le signe. Il n’appelle pas à l’esquive, l’agilité, la séquence parfaitement jouissive du débordement de soi. Il est au contraire l’appel à la force brute. Il est le signe de la frustration, qui mène à la révolte sanglante et animale contre le jeu lui-même, à la confrontation sans merci, et peut-être même à l’agonie, dans son sens étymologique : “dernière lutte de la nature contre la mort.” 


1 KIM, Matt, “The Callisto Protocol wants to be The Scariest Next-Gen Horror Game Ever”, IGN, [en ligne] https://www.ign.com/articles/the-callisto-protocol-wants-to-be-the-scariest-next-gen-horror-game-ever, [consulté le 18/07/24]. Ma traduction.

4 MIDDLER, Jordan, “The Callisto Protocol reportedly hasn’t met publisher sales expectations”, VGC, [en ligne] https://www.videogameschronicle.com/news/the-callisto-protocol-reportedly-hasnt-met-publisher-sales-expectations/, [consulté le 18/07/24].

5 KIM Matt, “Callisto Protocol director takes responsibility for crunching staff”, IGN, [en ligne] https://www.ign.com/articles/callisto-protocol-director-takes-responsibility-for-crunching-staff, [consulté le 18/07/24]

6 LYLES, Taylor, “Callisto Protocol publisher confirms 32 Striking Distance Studios layoffs to 'realign priorities'”, IGN, [en ligne], https://www.ign.com/articles/striking-distance-studios-callisto-protocol-layoffs, [consulté le 18/07/24].

7 SCHREIER, Jason, “‘Dead Space’ Co-Creator Departs Startup After Newest Game Flops”, Bloomberg, [en ligne], https://www.bloomberg.com/news/articles/2023-09-20/-dead-space-co-creator-departs-startup-after-newest-game-flops, [consulté le 18/07/24].

8 KING, Andrew,”The Callisto Protocol Review : Dud Space”, The Gamer, [en ligne], https://www.thegamer.com/the-callisto-protocol-review-spiritual-successor-dead-space/, [consulté le 20/07/24].

9 Le chercheur Guillaume Roux-Girard a conduit une recherche sur la génération de la peur par le son dans les jeux vidéo (avec notamment Dead Space au corpus), dans le cadre de son master. Voir ROUX-GIRARD, Guillaume, L’écoute de la peur : une étude du son dans les jeux vidéo d’horreur, mémoire de Master, Montréal, UDEM, 2009.

10 C’est d’ailleurs un but assumé de l’audio director Nassim Ait-Kaci, comme expliqué au début de la vidéo suivante : https://www.asoundeffect.com/the-callisto-protocol-sound.

11 Pour plus d’information, des vidéos sont disponibles sur le site de l’Apprehension Engine : https://apprehensionengine.com/pages/video.

12 ALBINET, Marc, Concevoir un jeu vidéo, France, FYP Editions, 2015, p.107.

13 “Le terme d’agentivité est un néologisme issu de la traduction de la notion anglophone d’agency. Au sens large, l’agency désigne la capacité de l’être humain à agir de façon intentionnelle sur lui-même, sur les autres et sur son environnement.” JEZEGOU, Annie, “Agentivité” in Dictionnaire des concepts de la professionnalisation, [en ligne] https://www.cairn.info/dictionnaire-des-concepts-de-la-professionnalisation--9782807340534-page-41.htm?contenu=resume, [consulté le 18/07/24] .

14 HARRISON, Christian, “All types of monsters in The Callisto Protocol”, Dot Esports [en ligne], https://dotesports.com/general/news/all-monster-types-in-the-callisto-protocol, [consulté le 18/07/24]. Ma traduction.

15 TRICLOT, Mathieu, Philosophie des jeux vidéo, Paris, La Découverte, 2017, p.24.

16 CONWAY, Steven “A circular wall? Reformulating the fourth wall for videogames” in Journal of Gaming and Virtual Worlds 2:2, pp. 145-155, 2010.

17 Le cercle magique est une notion nommée à l’origine par Johan Huizinga, et développée par Katie Salen et Eric Zimmerman. Voir HUIZINGA, Johan, Homo Ludens - Essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, coll. “Les Essais”, 1951, et SALEN, Katie, ZIMMERMAN, Eric, Rules of Play : Game Design Fundamentals, Cambridge, MIT Press, 2004.



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