Carnet de recherche #1 / Hellblade : Senua's Sacrifice : Expérience, Ecoute, Espace.
- Hugo Angel
- 1 sept. 2024
- 16 min de lecture
Le carnet de recherche est le troisième, et pour l’instant dernier type de communication que je souhaite publier sur mon site. Cette chronique rendra compte de l’avancée de mes recherches, dans l’optique d’un futur travail de thèse. J’y partagerai des lectures, des idées et des ébauches de travaux. Elle me servira également d’exercice d’écriture, me permettant d’affiner mes méthodes et mon style de rédaction, mais également de ranger, mettre en forme mes idées, pour prendre du recul.
Tel le rhizome de Deleuze et Guattari (1980), j’aurai la « cruauté du réel » (Zourabichvili, 2003, p.73) : si toute expérimentation est possible, tout ce qui s’avère être une impasse, une cassure dans le rhizome, doit être écarté sans états d’âme. Ainsi, d’un carnet de recherche à l’autre, il pourra y avoir des renoncements, des retour en arrière, des changement de chemin. Ces chroniques seront rédigées sous le signe d’une honnêteté et d’une vulnérabilité intellectuelle : j’y commettrai des erreurs, des oublis, j’y ferai fausse route et n’en aurai pas honte.

1 Le jeu et le studio
Développé et édité par le studio britannique Ninja Theory, Hellblade : Senua’s Sacrifice est un jeu d’action aventure intégrant des mécaniques de puzzle, combat et d’horreur psychologique sorti en 2017. Il met en scène la comédienne Melina Juergens dans le rôle titre de Senua, guerrière picte qui entreprend un voyage vers Hellheim (l’enfer des mythes nordiques) pour y retrouver l’âme de son amant Dillion, tué dans l’attaque de leur village par des vikings. Elle affrontera sur son chemin plusieurs dieux et entités nordiques voulant l’empêcher d’atteindre Hellheim. En plus de ces épreuves, Senua doit également composer avec la psychose dont elle souffre, et qui lui fait entendre des voix.
Décrit par ses développeurs comme un « triple A indépendant », Hellblade : Senua’s Sacrifice est acclamé par la critique et les joueurs dès sa sortie (83 sur Metacritic (1), reviews « Très positive » sur Steam (2)), pour ses choix narratifs, ses graphismes, l’atmosphère et la DA générale, et le son. Il est de plus remarqué pour sa représentation pointue de la psychose dont est atteinte Senua.
Pour construire cette représentation, le studio a fait appel au neuroscientifique Paul Fletcher, professeur à l’université de Cambridge, au psychologue Charles Fernyhough, professeur à l’université de Durham, ainsi qu’a des personnes souffrant de différentes formes de psychose (3, 4).
Le je se voit cependant reprocher des mécaniques de puzzle et de combat jugées trop répétitives (5).
2. Les furies
Si le son de Senua’s Sacrifice a été remarqué et plébiscité, c’est notamment grâce au design des voix des furies et de la narratrice. Ces dernières ont en effet été enregistrées en binaural.
Le binaural est une technique d’enregistrement visant à reproduire fidèlement la perception de l’oreille humaine pour une restitution au casque audio. Elle se réalise par l’utilisation de dispositifs reproduisant une tête humaine, dans les oreilles de laquelle sont insérés les microphones. Ceci a pour effet de reproduire les différents rebond de l’onde sonore sur la tête , ainsi que dans le pavillon de l’oreille. Cette technique permet également l’enregistrement de la position de l’émetteur dans l’espace. Le résultat est un son jugé « réaliste », donnant parfois l’impression que l’émetteur se trouve dans la pièce avec le joueur.

Dans Senua’s Sacrifice, l’utilisation de l’enregistrement binaural est couplée à un traitement de son particulier. Il semblerait que les voix des furies aient été peu « nettoyées ».
Le sound design des voix pour les jeux vidéo requiert habituellement un traitement de la voix humaine visant à effacer ses défauts, pour améliorer le confort auditif des joueurs. Les fréquences sifflantes (les « s »), les consonnes occlusives (les « p » et les « t »), ainsi que le souffle, les résonances de la poitrine sont atténuées, pour améliorer la clarté des mots, et éviter de trop grandes différences dynamiques. Les bruits de bouches sont éliminés. Les fréquences basses sont également traitées, pour éviter ce que les sound designers appellent « l’effet de proximité », et ainsi éviter que certains sons ressortent trop du mix.
Dans Senua’s sacrifice, certains de ces composantes de la voix humaine ont été sauvegardées chez les furies. On entend ainsi leurs bruits de bouches, le souffle dans leur voix, ou encore les jets d’airs des occlusives. Cela donne au joueur l’impression que les émettrices des voix sont dans la pièce avec lui, qu’elles s’adressent à lui directement et lui tourne autour. On sentirait presque leur souffle sur notre peau.
Les voix des furies sont aussi remarquables par la place qu’elles occupent dans le gameplay : elles prennent en charge tout ce qui serait normalement dévolu au HUD, et plus largement à toute l’interface d’un jeu vidéo. Elles commentent la situation, guident Senua, rendent compte de son état physique (si elle est proche de la mort lors d’un combat), donnent les objectifs… Le jeu assume ainsi le pari de se passer totalement de HUD, de carte, ou encore d’un journal de quête. Les voix sont les seules indicatrices de la marche à suivre et de la situation.
Cependant, contrairement à un HUD et une interface utilisateur classique, les voix ne disent pas toujours la vérité (6). Elles peuvent choisir d’indiquer le mauvais chemin, de mal communiquer certaines informations, voire tout simplement de chercher à décourager Senua, et par extension le joueur. Les raisons de ce choix narratif sont somme toute assez simple : laisser le joueur dans le doute face aux indications données par les furies permet de le mettre réellement à la place d’une personne atteinte de psychose. Il n’est ainsi jamais complètement sûr de ce qu’il doit faire, et ne sait plus vraiment à qui ou quoi faire confiance.
3 L’expérience sensible
Mon désir d’entreprendre un travail de doctorat sur Hellblade : Senua’s Sacrifice est un choix venant de l’intime, et de mon expérience du jeu.
En premier lieu, c’est un choix affectif, découlant de l’amour que j’éprouve pour le jeu, sa protagoniste et son histoire. La quête de Senua, ses combats et ses affects m’ont bouleversé, ont fait écho à certains de mes propres affects. Ce lien que j’ai ressenti avec le jeu m’a donné envie d’explorer cette œuvre encore plus, de construire une nouvelle relation avec elle, basée sur la recherche et la connaissance. Loin de tomber dans l’intellectualisme, l’approche scientifique d’une œuvre peut renforcer l’intimité de la relation avec elle, en donnant l’impression de la connaître toujours mieux. C’est en tout cas ce que j’ai ressenti lorsque j’ai travaillé sur l’œuvre du compositeur Francis Poulenc lors de mon master de musicologie.
Concomitamment à ce versant affectif de mon choix, vient un versant sensible, expérientiel et tout aussi subjectif : aucun autre jeu ne m’a fait vivre l’expérience proposée par Senua’s Sacrifice. J’attribue en grande partie cette unicité de l’expérience au son du jeu, et notamment aux voix des furies et de la narratrice, qui, par la technique d’enregistrement, leurs qualités sonores et leur utilisation dans le gameplay et la narration, brouillent la frontière entre la protagoniste et le joueur, et entre le monde fictif du jeu et le monde réel. Les voix s’adressent à la fois à Senua et au joueur, qui les perçoit comme si elles étaient dans la même pièce que lui, dans le même espace temps.
Je souhaite ainsi interroger l’expérience sensible du joueur, lorsqu’il joue à Senua’s Sacrifice, et qu’il est confronté à ce brouillage.
Le sensible se définit, notamment en philosophie, comme ce qui est perçu par l’intermédiaire des sens. Il est traditionnellement opposé à l’intelligible (Lalande, 1926, p.982). L’expérience, toujours en philosophie, se définit quant à elle comme « le fait d’éprouver quelque chose, en tant que ce fait est considéré non seulement comme un phénomène transitoire, mais comme élargissant ou enrichissant la pensée » (Lalande, 1926, p.321). Questionner l’expérience sensible de Senua’s Sacrifice signifie alors se demander ce que les sens du joueur perçoivent lorsqu’il joue, lorsqu’il entre en contact avec le jeu, lorsque sa conscience, par l’intermédiaire de ses sens, est confronté à l’objet extérieur (on pourrait même dire l’altérité) qu’est ce jeu. C’est se demander également quelle connaissance et quelle représentation du jeu sont élaborées par ce processus.
4. L’écoute
Pour décrire cette expérience sensible des voix dans Senua’s Sacrifice, mon travail de thèse prendra comme point de départ l’acte d’écoute. A la suite de Roland Barthes, Pierre Schaeffer et Serge Cardinal, il posera l’écoute comme un acte volontaire, et non une passivité. L’écoute a un but, et se sert du son comme d’une passerelle pour aller vers. Schaeffer l’explique dans son Traité des objets musicaux : « Écouter, c’est prêter l'oreille, s'intéresser à. Je me dirige activement vers quelqu'un ou vers quelque chose qui m’est décrit ou signalé par un son » (Schaeffer, 1977, p.104).
La même logique se retrouve dans la définition de l’écoute de Roland Barthes :
Entendre est un phénomène physiologique ; écouter est un acte psychologique. Il est possible de décrire les conditions physiques de l’audition (ses mécanismes), par le recours à l’acoustique et à la physiologie de l’ouïe ; mais l’écoute ne peut se définir que par son objet, ou, si l’on préfère, sa visée. (Barthes, 1982, p.184)
Toute écoute est choix, action, volonté : on peut difficilement s’empêcher d’entendre, on peut tout à fait oublier d’écouter. Si l’on écoute, c’est que l’on veut écouter, et que cette action a un but, une visée.
Je souhaite ainsi poser l’expérience sensible des voix de Senua’s Sacrifice comme l’acte d’une volonté, d'une oreille et d'une conscience agissant par l’acte d’écoute (ce qui était déjà ce que je développais dans mon mémoire). Ce postulat me permet d’interroger le jeu non pas en tant qu’objet déjà présent au joueur, mais bien en tant que ce qui est reçu et perçu par le joueur. Dans cette perspective, rien n’est immanent au jeu, peu est donné au joueur, mais tout est construit par l’acte d’écoute, et plus largement l’acte de jeu. C’est ce qu’explique Serge Cardinal dans son ouvrage Profondeur de l’écoute et espace du son :
[…] on oublie que des vibrations dans l’air ne deviennent des phénomènes sonores, vocaux ou musicaux que dans l’espace d’une expérience d’écoute. Celui qui tend à une musicalité du cinéma pense que la plupart de ces travaux consacrés à la musique, à la voix ou au son oublient que l’écoute est une pluralité de gestes aux visées différentes ou différentielles composant un système complexe de résonances et de dissonances, que l’écoute est traversée de tensions ou d’hésitations tranchantes, qu’elle est souvent pétrie de morale jusque dans ses jugements de connaissance, qu’elle est quelquefois métaphysique jusque dans l’exercice d’une raison instrumentale. (Cardinal, 2018, introduction)
Sans nourrir le projet d’une musicalité du jeu vidéo, je souhaite nourrir celui d’une étude du son par le prisme de l’écoute du joueur, et d’une étude de l’objet jeu par le prisme de l’activité jeu.
5. Le play
En ce sens, mon travail se placera résolument du côté du Play, tel que définit par le philosophe Jacques Henriot dans son ouvrage Le Jeu (1969).
Il y construit une distinction, seulement permise par l’anglais, entre le Game, le jeu au sens de l’objet jeu, de la machine ou du dispositif permettant « l’expérience instrumentée » (Triclot, 2011) du jeu, et le Play, le jeu au sens de l’action de jouer. Il considère cette distinction essentielle pour bâtir une théorie des jeux :
On ne peut s’en tenir à un recensement, ni à une classification des formes de jeux. Chacune d’elles renvoie à un mode particulier du joueur qui en constitue le sens. Il faut donc, si l’on veut appréhender le phénomène « jeu » dans sa totalité, discerner la part de jouer (play) qui entre dans l’accomplissement du jeu (game). L’étude pragmatique n’a de signification que si elle débouche sur une analyse praxique définissant les conditions d’actualisation et d’exercice du jeu considéré. « Qu’est-ce qui fait » que, dans un jeu d’exercice comme dans un jeu symbolique, dans un jeu de hasard comme dans un jeu de vertige – on joue ? (Henriot, 1969, p.45)
Pour Henriot, l’étude des games doit servir de préalable à une étude du play, qui achève la compréhension du jeu, en se demandant toujours ce que c’est que de jouer, et comment on joue. Pour comprendre un jeu, plus que ses règles et son objet, il faut comprendre le jouer, l’action de prendre part et de se prendre au jeu, l’expérience d’être joueur d’un jeu spécifique.
Dans son ouvrage Philosophie du jeu vidéo (2011), Mathieu Triclot va plus loin, en posant l’étude du play comme la condition de toute définition du jeu :
[…] il n’y a pas de définition des jeux possibles sans faire intervenir en amont l’activité du play ; et, bien plus encore, la dimension de l’expérience du jeu ne se réduit pas à l’analyse des règles. Bien entendu, il existe des games, il existe des jeux avec leurs règles, des dispositifs d’objets qui ne s’évanouissent pas subitement lorsqu’on les délaisse. Mais ces jeux (games) sont l’instrument d’une activité (play) dont ils n’épuisent pas la description. D’un côté, il existe du jeu sans règles, comme les cailloux d’Henriot, du play sans games, de l’autre la connaissance des règles, des games, ne nous livre jamais à elle seule l’expérience du du jeu, le play. (Triclot, 2011, p.29)
Comme Henriot, il pose que l’étude de l’objet jeu ne peut suffire à comprendre le jouer, ce que l’on fait quand on joue, et l’expérience du joueur.
A ce stade de mon travail, je formule l’hypothèse, découlant du point précédent, que mon accès au play, au jouer, se fera par la voie de l’écoute. J’avance ainsi le postulat suivant : jouer à Senua’s Sacrifice, c’est avant tout écouter Senua’s Sacrifice (oserais-je généraliser ce constat à l’ensemble des jeux vidéo ? Pour l’instant, c’est hors de question).
6. L’espace
L’axe que j’envisage à l’heure actuelle pour étudier l’écoute de Senua’s Sacrifice est celui de l’espace, et notamment de l’articulation entre l’espace fictif du jeu (la diégèse, terme complexe et hautement controversé, voir Boillat, 2009) et l’espace réel du joueur. Je l’évoquais plus tôt dans l’article, les voix créent un brouillage de la frontière entre Senua et le joueur, et plus largement entre monde fictif et monde réel, et c’est ce brouillage que je souhaite interroger.
J’ai au départ envisagé cet axe par le biais d’une notion commune et très souvent utilisée pour parler des jeux vidéo (et du cinéma et du théâtre avant eux) : le quatrième mur.
Pour rappel, le quatrième mur est une notion d’abord esquissée par Diderot, dans son Discours sur la Poésie Dramatique : « Soit donc que vous composiez, soit que vous jouiez, ne pensez non plus au spectateur que s'il n'existait pas. Imaginez, sur le bord du théâtre, un grand mur qui vous sépare du parterre; jouez comme si la toile ne se levait pas » (Diderot, 1758, p.345).
Il y dépeint le quatrième mur comme une séparation nécessaire entre le spectateur et l’action, et si il envisage déjà qu’il puisse être brisé, il enjoint à ce que cela reste une exception :
« Mais l'Avare qui a perdu sa cassette, dit cependant au spectateur : Messieurs, mon voleur n'est-il pas parmi vous? » Eh! laissez là cet auteur. L'écart d'un homme de génie ne prouve rien contre le sens commun. Dites-moi seulement s'il est possible que vous vous adressiez un instant au spectateur sans arrêter l'action ; et si le moindre défaut des détails où vous l'aurez considéré, n'est pas de disperser autant de petits repos sur toute la durée de votre drame, et de le ralentir? (Diderot, 1758, p.345)
Si Molière a eu « un coup de génie » en permettant à l’Avare de s’adresser au public, la règle doit rester que l’action et le public sont séparés par un mur certes imaginaire, mais aussi infranchissable que tout mur réel.
La cassure du quatrième mur est cependant devenu une pratique courante dans les arts modernes, et se voit pratiquée autant en littérature qu’en cinéma. Elle peut servir un propos humoristique (les comics et film Deadpool, la série Fleabag), créer de la tension (Funny Games), ou simplement reconnaître le spectateur comme destinataire direct du propos du film (In the Heights).
J’ai d’abord envisagé les voix de Senua’s Sacrifice comme une cassure du quatrième mur, la narratrice s’adressant directement au joueur, et le son de toute les voix des furies semblant être dirigé directement vers ce dernier. De plus, Senua elle-même remarque plusieurs fois la présence du joueur (qui est alors confondu avec les furies).
Dans cette perspective, le mur serait même totalement aboli, les voix et la narratrice étant présentes en permanence. On tiendrait ici le fondement même de la particularité de Senua’s Sacrifice : une œuvre sans séparation entre l’espace fictif et l’espace réel.
Cependant, la lecture de l’article A circular wall? Reformulating the fourth wall for videogames (2010) du chercheur Steven Conway m’a apporté un éclairage nouveau sur cet axe de travail.
Dans son article, Conway développe l’idée que le quatrième mur serait une notion inappropriée pour le jeu vidéo, du fait de sa nature essentiellement interactive. La nécessité de l’action physique du joueur pour le déroulement de l’histoire, et la réactivité du jeu aux inputs du joueur brisent en elles-même le quatrième mur, qui devient alors une notion à dépasser. Il lui préfère alors la notion de « cercle magique », d’abord nommée par Johann Huizinga dans son ouvrage Homo Ludens (1938), puis développée par les game designers Katie Salen et Eric Zimmerman dans Rules of Play (2004).
En utilisant l’exemple des jeux Evidence : The Last Ritual (Lexis Numerique, 2006) et Max Payne (Remedy Entertainment, 2001), il théorise, plutôt qu’une cassure du quatrième mur, un mouvement de la limite entre le joueur et le monde fictif, nommée cercle magique. Tout d’abord, avec Evidence : The Last Ritual dans lequel le jeu s’adresse directement au joueur en lui envoyant un email, et fait référence à des sites extérieurs au jeu sur lequel le joueur doit se rendre, il décrit une expansion du cercle magique. Le monde du jeu s’étend au-delà des limites de la machine pour englober des éléments extérieurs à cette dernière :
Ainsi, nous pouvons considérer Evidence : The Last Ritual comme un exemple de premier ordre de comment le complexe vidéoludique ne brise pas le quatrième mur, mais au contraire l’étend, le joueur étant placé par le designer à l’intérieur même des limites de la fiction vidéoludique. En empruntant à Huizinga ([1938] 1949), nous pouvons articuler cela comme une expansion du cercle magique, le monde fictif du jeu digital étant étendu au-delà de ses limites précédentes, dans d’autres logiciels et dispositifs informatiques : votre boite mail, votre navigateur internet, votre téléphone, votre pc. (Conway, 2010, p.147, ma traduction)
Ensuite, avec Max Payne, lors du célèbre monologue dans lequel Max prend conscience d’être dans un jeu vidéo, il évoque une contraction de ce même cercle. Le monde du jeu se referme sur lui même, et exclut le joueur en lui présentant le jeu dans sa matérialité, comme un dispositif technique, mais également comme un monde autonome qui peut vivre sans les actions du joueur (7) :
Mais il y a un plaisir certain dans une telle fracture du quatrième mur, un frisson dans l’autonomie inattendue de la technologie, tel l’enfant qui rêve de ses jouets vivant leur propre vie lorsqu’il ne les regarde pas. Ainsi, si Evidence : The Last Ritual étend le cercle magique, des cas comme celui de Max Payne réalisent l’inverse ; ils contractent le cercle magique. Soudainement, le joueur se trouve au dehors du cercle magique, momentanément banni tandis que le jeu inverse la hiérarchie des contrôles, en les retirant au joueur. (Conway, 2010, p.148, ma traduction)
Le cercle magique est à plus d’un titre un outil qui pourrait se révéler primordial dans une étude du play de Senua’s Sacrifice centrée sur l’écoute des voix. Tout d’abord car, comme l'explique Conway, il est une notion mieux adaptée à la singularité du jeu vidéo. Ensuite, car sa souplesse et sa dynamique permettraient une description plus subtile de l’expérience sensible du joueur.
Lorsque l’on utilise la métaphore du mur, les possibilités sont réduites à une binarité : le mur est soit brisé, soit intact. Avec le cercle magique et ses mouvements de contraction et d’expansion, une multitude de possibilité s’offrent à nous : le joueur peut être totalement dans ou hors du cercle, mais on peut également imaginer qu’il soit en partie dedans et en partie dehors. Peut-être que ses mains seules seront englobées dans le cercle ? On peut également envisager une gradation dans la taille du cercle, différents degrés d’expansion ou de contraction.
On peut ainsi extirper l’analyse de l’expérience d’une binarité « dedans/dehors », pour envisager une expérience fluctuante, toujours mouvante, toujours entre deux points. Cette conception réalise un écho bienvenu à la notion « d’aire intermédiaire d’expérience », développée par le psychanalyste Donald Winnicott dans son essai Jeu et Réalité. L’espace potentiel (1975), et qui sert de base à Mathieu Triclot pour développer son approche des play studies :
Mais, dans cette tradition et sur la question du jeu, les études de Winnicott occupent une place exceptionnelle. Chez le praticien anglais, il ne s’agit plus de produire la psychanalyse d’un jeu en particulier, ou même d’un ensemble de jeux, mais de proposer une analyse du phénomène du jeu en lui-même. « Ce qui m’importe avant tout, c’est de montrer que jouer c’est une expérience, une forme fondamentale de la vie », écrit Winnicott. Nous avons affaire ici à une psychanalyse du play plutôt que des games, où « ce qui compte n’est pas tant le contenu, mais l’état, proche du retrait, qu’on retrouve dans la concentration ». (Triclot, 2011, p.11)
Dans cette perspective, le jeu créé alors un espace dans lequel le joueur doit trouver sa place. Cette place du joueur est l’un des paramètres que je souhaite analyser. L’acte d’écoute et son étude peuvent permettre un telle analyse. En effet, Roland Barthes fait de l’écoute la base même de la compréhension de l’espace :
Construire à partir de l’audition, l’écoute, d’un point de vue anthropologique, est le sens même de l’espace et du temps, par la capture des degrés d’éloignement et des retours réguliers de l’excitation sonore. Pour le mammifère, son territoire est jalonné d’odeurs et de sons ; pour l’homme – chose souvent sous-estimée – l’appropriation de l’espace est elle aussi sonore [...]. (Barthes, 1982, p.185)
En conclusion, je souhaite étudier la place du joueur dans l’espace de jeu, et l’espace sonore, mais également la manière dont, par l’acte d’écoute des voix, il trouve cette place. Comment jeu et joueur s’articulent-ils ? La souplesse et le dynamisme des notions convoquées permettra d’imaginer et de décrire une expérience mouvante, elle même dynamique et protéiforme, pour rendre compte de sa singularité.
Pour la suite de mon travail, je souhaite continuer à développer cette idée d’espace, avec les auteurs et travaux déjà cités, et les autres écrits que je trouverai dans le futur.
Je me donne également pour objectif d’enrichir mon approche technique du sujet. D’abord par l’approfondissement de mes connaissances et de ma pratique du sound design (ma formation me donne déjà un certain regard sur cette discipline), mais également par un recherche plus poussée sur le développement du jeu lui même. Je prévois, à cet effet, de contacter le studio, en espérant qu’ils acceptent de répondre à certaines de mes interrogations techniques (mon analyse actuelle étant purement hypothétique).
Enfin, je souhaite, en deuxième axe théorique, développer la notion de corps, que j’ai déjà abordée par le passé (8). Dans cette perspective, les travaux de Serge Cardinal, Roland Barthes et de Pierre Schaeffer seront des outils précieux.
Cette direction permettra de ne pas limiter l’étude de l’expérience sensible à une conscience basée sur les sens, mais bien de décrire une expérience du corps, et de l’être tout entier.
3 Tyrer, B. (2017, 13 juillet). How Ninja Theory’s Hellblade: Senua’s Sacrifice is creating a realistic portrayal of psychosis. Gamesradar. https://www.gamesradar.com/ninja-theory-hellblade-senuas-sacrifice-psychosis-interview/
4 Ninja Theory. (2018, 10 octobre). Hellblade: Senua's Psychosis | Mental Health Feature [vidéo]. Youtube. https://www.youtube.com/watch?v=31PbCTS4Sq4
5 Shoemaker, B. (2017, 9 août). Hellblade: Senua's Sacrifice Review. Giantbomb. https://www.giantbomb.com/reviews/hellblade-senuas-sacrifice-review/1900-765/
6 Certains jeux prennent cependant le pari de « mentir » sur les données communiquées au joueur ou de simuler des bugs par le biais de l’affichage. On peut notamment évoquer Eternal Darkness : Sanity’s Requiem (Silicon Knights, 2002), ou encore Metal Gear Solid 2: Sons of Liberty (Konami Computer Entertainment Japan, 2001). Ils restent cependant des exceptions, ayant fait date dans l’histoire du jeu vidéo.
7 J’aborde déjà cette notion dans mon article sur le son des Bloodworms dans Callisto Protocol. Voir Angel, H. (2024, 21 juillet). Un Son #1 / L’attaque des Bloodworms de The Callisto Protocol : un signe. Hugo Angel – Game Studies – Musique – Sound Design. https://hugoangelsd.wixsite.com/hugo-angel/post/un-son-1-l-attaque-des-bloodworms-de-the-callisto-protocol-un-signe
8 Angel, H. (2024, 13 juin). Mon mémoire 3 ans plus tard : Poulenc, en corps. Hugo Angel – Game Studies – Musique – Sound Design. https://hugoangelsd.wixsite.com/hugo-angel/post/mon-m%C3%A9moire-trois-ans-plus-tard-poulenc-en-corps
Bibliographie
Barthes, R. (1982). L’obvie et l’obtus. Essais critiques III. Seuil.
Boillat, A. (2009). La « diégèse » dans son acception filmologique. Origine, postérité et productivité d’un concept. Cinémas, 19(2-3), 217–245. https://doi.org/10.7202/037554ar
Cardinal, S. (2018). Profondeur de l’écoute et espace du son : cinéma, radio, musique. Presse universitaire de Strasbourg.
Conway, S. (2010). A circular wall? Reformulating the fourth wall for videogames. Journal of Gaming and Virtual Worlds, 2(2), 145–155. https://doi.org/10.1386/jgvw.2.2.145_1
Diderot, D. (1875). Oeuvres complètes de Diderot, revues sur les éditions originales... Étude sur Diderot et le mouvement philosophique au XVIIIe siècle, par J. Assézat. Garnier Frères.
Henriot, J. (1969). Le jeu. Presse universitaire de France.
Huizinga, J. (1938). Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu. Gallimard.
Lalande, A. (1926). Vocabulaire critique et technique de la philosophie. Alcan.
Ninja Theory. (2018, 10 octobre). Hellblade: Senua's Psychosis | Mental Health Feature [vidéo]. Youtube. https://www.youtube.com/watch?v=31PbCTS4Sq4
Salen, K., Zimmerman, E. (2004). Rules of play: game design fundamentals. MIT Press Cambridge.
Schaeffer, P. (1977). Traité des objets musicaux. Essai interdisciplines. Seuil.
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Triclot, M. (2017). Philosophie des jeux vidéo (2e ed.). La Découverte.
Tyrer, B. (2017, 13 juillet). How Ninja Theory’s Hellblade: Senua’s Sacrifice is creating a realistic portrayal of psychosis. Gamesradar. https://www.gamesradar.com/ninja-theory-hellblade- senuas-sacrifice-psychosis-interview/
Winnicott, D. (1975). Jeu et réalité. L’espace potentiel (2e ed.). Folio.
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